Dans ce premier témoignage, Hiba Ismail Al-Hamed raconte un voyage qu’elle fît en compagnie de sa sœur Sarah afin de se rendre chez eux, à Raqqa, une ville contrôlée par l’État islamique. Elles revenaient ensemble de leurs universités d’Alep, une ville contrôlée par le régime d’Assad. A leur arrivée à Raqqa, Hiba se rend compte que la rumeur circulant sur l’interdiction de voyage pour les femmes non-accompagnées par un homme était vraie. Par la suite, elle relate des événements où elle doit faire face à un djihadiste tunisien qui lui réclame sa carte étudiant si elle ne veut pas être transférée à « Al-Hisbah ». 

Après un long voyage entre Alep et Raqqa, on est arrivé au checkpoint de « Almuckas », à l’entrée sud de la ville. Ce voyage fut dominé par l’inquiétude, la terreur et une humiliation permanente que nous avons vécu sur les checkpoints du régime et de Daech. Le checkpoint de « Almuckas » a une réputation particulièrement redoutable et un effet effrayant sur les femmes de Raqqa. Il est connu pour la brutalité de ses membres qui examinent minutieusement les moindres détails de la vêture féminine et remettent facilement en cause les raisons de leur voyage.

En août 2014, de nouvelles rumeurs prétendent que l’État islamique interdit les femmes de voyage, sans compagnon masculin « Almuhram ». « Almuhram » est le mari ou l’homme qui n’a pas le droit d’épouser une fille musulmane célibataire, comme le frère ou le père. À l’époque, neuf mois s’étaient écoulés depuis l’enlèvement de mon père, et mon seul petit frère Hazem, n’avait pas encore terminé sa douzième année. Dans nos imaginaires, cette rumeur avait transformé le checkpoint en lieu d’horreur duquel nos chairs ne pourraient pas échapper aux crocs de ces monstres.

Avant d’arriver au checkpoint, j’ai fermé les yeux pendant un moment, j’ai pris une profonde inspiration afin de m’apprêter pour un duel qui a commencé dès qu’un djihadiste est monté dans le bus. Il a demandé au chauffeur d’allumer la lumière afin de nous voir plus clairement. Il était presque neuf heures du soir et la nuit cachait nos traits de visage.

Sans qu’il interroge les hommes assis à l’avant du bus et sans leur demander leur pièce d’identité, il s’approche de nous, « Alharims », assises à l’arrière du bus. Mon cœur battait de plus en plus fort, j’ai tenu un bout de ma cape et l’ai serré autant que la peur qui me saisissait en cet instant.

L’apparence du djihadiste suffisait à propager la terreur dans le cœur des plus audacieuses femmes. Un homme vêtu en costume pakistanais, une barbe longue et des cheveux bouclés touchant ses épaules.

Il s’est mis à interroger les femmes, une après l’autre : qui t’accompagne ? Dès qu’elle lui donnait le nom de l’homme, ce-dernier devait se déclarer « présent ».

À ce moment-là, j’ai chuchoté à ma sœur de lui demander de mentionner le nom d’un voyageur qui était notre ami. Nous étions persuadées qu’il nous soutiendrait, mais nous avions tellement peur que notre mensonge soit découvert, ce qui nous mettrait devant deux crimes : le mensonge et le voyage non-accompagné. Ainsi, nous avons décidé de faire face à cette épreuve avec honnêteté, comme deux nobles chevalières qui mènent courageusement une bataille dont elles ne connaissent pas la fin.

L’épée de djihadiste a atteint notre cou quand il était temps pour nous d’être interrogées. Il s’est tenu devant nous avec son énorme corps et a demandé fermement, comme s’il était déjà au courant de notre crime :

 

– « Qui est votre muhram, toi et elle ? »

–  J’ai marmonné à voix basse, en détournant mon regard, alors que son image s’obscurcissait derrière mes larmes : « Nous n’en avons pas, nous voyageons seules ».

Il nous a hurlé dessus en arabe classique :

– « Comment voyagez-vous sans muhram ? Où habitez-vous à Alep ? Pourquoi étudiez-vous alors que les djihadistes meurent ? Quel est ce voile illégal ? Est-ce un manteau que vous êtes autorisées à porter ? Infidèles !? »

Ses paroles nous sont tombées dessus comme une pluie de plomb, nous brisant l’âme et fermant nos lèvres. Silencieuses, étonnées, nous n’avons pas pu contredire ses accusations. J’ai regardé ma cape, elle était large et simple, sans aucune broderie, comme l’État islamique l’exigeait. Pourquoi toute cette attaque contre ma tenue ? Est-ce parce que j’avais remplacé le voile réglementaire, « Al-Durra Almassouna », par une écharpe noire que j’avais enroulée autour de ma tête et descendue devant mon visage, ou parce que nous avions osé transgresser leurs lois ?

Le djihadiste a interrompu mon monologue lorsqu’il nous a demander de choisir entre confisquer nos cartes étudiantes ou convoquer « Al-Hisbah » pour nous arrêter. « Al-Hisbah » est la structure qui veille à l’application des lois édictées par Daech et punit les gens qui ne les appliquent pas.

Trois mots me traversaient l’esprit : « Al-Hisbah, arrestation, confiscation ». Ils emportaient avec eux le visage de ma mère angoissée par le retard que nous prenions et par ce qui pourrait lui arriver s’ils nous arrêtaient.  Nous serions alors trois dans les prisons de l’État islamique : mon père, Sarah et moi. Le visage tourmenté par la peur de ma mère traverse mon esprit. Je l’imagine contre le visage d’un des bourreaux appartenant à « Al-Hisbah », en frappant avec son fouet le corps faible de Sarah pendant que je sanglote au coin de la pièce en attendant mon tour.

J’essuyais mes larmes pendant que mes lèvres tremblaient, à cause de ma confusion et de mon incapacité à prendre une décision. À cette époque, je ne comprenais pas pourquoi je tenais tant à ma carte étudiante, alors qu’il était facile d’en refaire une nouvelle.

C’était peut-être une sorte de résistance et un refus de se soumettre à eux. À ceux qui ont transformé notre vie en enfer quand ils ont enlevé mon père.

La sujétion ravageait mon âme Je suis obligée d’obéir aux ordres de celui qui a kidnappé mon père. Je suis incapable de lui crier : « Toi, voyou, espèce de mercenaire criminel, rend moi mon père ! Ô, étranger, qui a volé notre révolution, rends-nous tous ceux que vous avez kidnappés et va-t’en de notre pays ».

Sarah s’est rendue compte de mon hésitation et a essayé de porter le poids de cette décision :

« Il vaut mieux lui donner les cartes, plutôt que « Al-Hisbah » nous arrête ».

Et comme un enfant qui est sur le point de jeter son jouet préféré aux flammes, je lui ai répondu alors que les larmes étouffaient mon âme :

« C’est ma carte, je ne la lui donnerai pas »

Je n’ai pas pu défendre ma décision contre les cris, les énervements et les insultes, je n’y suis pas habituée. J’ai tendu ma main tremblante en serrant la carte comme si le destin allait tout changer au dernier moment, et qu’il me fasse garder la carte. Il n’en fût rien, le djihadiste appuiya sur la carte afin de la casser.

« Ne la cassez pas, je vous en supplie. Appelle « Al-Hisbah » pour qu’ils viennent nous arrêter et qu’il nous rende les cartes ! ».

« Je ne suis pas tes ordres. »

Dès que la dispute s’est terminée, il a fait un pas rapide vers l’avant du bus. Suivi par Sarah, qui essayait d’ouvrir la discussion, mais leurs esprits sont fermés, programmés uniquement à émettre des jugements et des ordres :

« Soyez guidé par Dieu, Sheikh, ce que vous faites ne se fait pas. »

« Qui t’a permis de venir dans la section des hommes, retourne à ta place, hurrma. »

« Cheikh », « hurma » ! Un scénario drôle, hystérique et dégoûtant à la fois. Le « Cheikh » crie et l’hurma, Sarah, essaye de l’implorer. Le scénario se termine lorsque le djihadiste sort du bus. A ce moment-là, Hazem, mon petit frère, apparaît entre les deux rangées de sièges dans le bus, avec son corps mince et son sourire innocent et séduisant.

J’ai couru vers lui et je l’ai serré dans mes bras comme j’avais l’habitude de serrer mon père dans mes bras quand un malheur m’arrivait. Il semblait étonné de l’intensité de mon agitation étant donné qu’il n’était pas au courant de ce qu’il nous était arrivé. Il m’a tranquillement demandé de descendre du bus car maman nous attendait au checkpoint

Je suis descendu du bus avec difficulté. Je me suis jetée dans les bras de ma mère, essayant de me fusionner avec elle, moi et ma sœur, dans une coquille de tristesse. Nous avons pleuré, hurlant longtemps, interrompues par des gémissements :

« Maman, maman ! »

Elle nous a serré dans ses bras avec étonnement et a pleuré avec nous sans en connaître la raison

« Qu’est-ce qu’ils vous ont fait, dites-moi, qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? »

« Ils ont pris nos cartes, et nous ont menacé de nous faire arrêter et nous ont humilié ».

Puis le djihadiste s’est mis à crier comme un fou :

« Pourquoi pleurez-vous ? Il n’y a pas de raison, je ne vous ai rien fait ».

J’ai levé ma tête qui reposait sur la poitrine de ma mère et j’ai vu des jeunes hommes rassemblés autour de nous en train de se disputer avec le djihadiste à cause de ce qu’il nous avait fait. Ma mère s’est précipitée pour calmer la situation entre le djihadiste et les jeunes, craignant qu’ils ne soient fouettés pour avoir discuté avec lui pour notre bien. Puis, elle essaya de l’éloigner du champ de bataille et de l’implorer avec quelques mots :

« Je vous en supplie, frère, rend les cartes ! Nous n’avons pas de muhram … d’où voulez-vous que j’en ramène ? Promis, je ne les enverrai plus jamais à Alep. »

« Sœur, elles sont comme mes sœurs, j’ai peur pour elles à cause de militaires du régime, c’est pourquoi j’ai été dur avec elle. Et ton fils, il est comme mon frère, laisse-moi te faire une bise sur le front ».

Il adresse ses derniers mots à Hazem, lui offre un câlin et lui fait une bise sur la tête. Mais Hazem semblait effrayé et se retirait à l’arrière chaque fois que le djihadiste s’approchait de lui.

Le Cheikh djihadiste nous a finalement rendu nos cartes et s’est excusé, comme s’il voulait maintenant embellir son image, après l’’humiliation qu’il nous avait infligée. Sûrement à cause des critiques des passagers qui avaient été témoins. L’une des personnes lui avait même dit :

« L’Islam n’accepte pas que les femmes musulmanes soient humiliées et insultées de cette façon. Quelle religion accepterait cela ? ».

La vérité est que celui qui n’accepte pas que nous soyons traitées de cette façon, est notre bien-aimé et notre seul soutien dans cette vie : notre père. Il est notre ange gardien qui refuse de voir nos larmes versées par peur ou par tristesse. Lui qui n’a jamais vu ses filles affaiblies, grâce à la force et à la vigueur qu’il leur a procurée.

Mon père, absent, n’a pas pu m’entendre à ce jour-là alors que je criais au plus profond de mon âme :

« Où es-tu papa pour me protéger de toute cette humiliation, où es-tu pour défendre tes filles vulnérables par ton absence ?! »

Je demande, mais aucune réponse ne me soulagerait du fardeau de regarder les traits grossiers de « djihadiste » malveillant qui – d’après ce que nous avons appris plus tard – n’était qu’un immigrant de Tunisie. Il n’est pas venu au jihad, en Syrie, comme il l’a prétendu. Il n’y est venu que pour nous insulter, nous et des milliers de filles syriennes, pour traîner nos visages dans la boue de l’humilité et de la honte.

Ce « djihadiste » ne sait sûrement pas que, nous, jeunes filles et hommes de la révolution, avons déclenché la révolution et affronté les balles du régime en portant des chemises à manches courtes et des jeans, sans muhram.