Pour la première fois, Issa et moi sommes restés éveillés pendant la nuit. Il me dit : « Papa, il nous reste une semaine pour terminer les révisions en mathématiques. Vais-je passer l’examen du baccalauréat à Qamishli ou à Alep ? »
Je lui ai dit : « À Qamishli, chez ton oncle Abu Angela, il prendra soin de toi comme si j’étais avec vous, et il t’aime bien ».
Je ne me rendais pas compte qu’il me disait au revoir.
Le 15 avril 2014, à 6h30 du matin, on entend la sonne de l’entrée. Je demande : « Qui est à la porte ? » Une de personnes me répond : « l’État islamique ». « Que voulez-vous ? » ai-je répondu. « Nous voulons Issa ». Je leur ai demandé : « que voulez-vous de lui ? » Leur réponse était : « Deux questions, deux réponses et nous vous le rendons ».
Je l’ai réveillé et lui ai dit : « L’État islamique te convoque ». Il est vite descendu et leur a dit : « Je vous en prie ». « Je vais avec lui », ai-je dit. Ils ont répondu : « ce n’est pas nécessaire, nous le ramènerons ici ».
Il y avait quatre jeunes hommes masqués portant des « habits militaires » et armés. Ils l’ont mis dans un taxi blanc Hyundai et l’ont embarqué. J’ai regardé le ciel et ai dit : « O, Seigneur, je t’ai confié Issa, protégez-le de ces criminels ! »
Je suis allé voir mes frères pour les tenir au courant. Ensuite, je suis allé voir notre chef de tribu à « Mishleb »[1] et je lui ai raconté ce qui s’est passé. Notre chef a appelé le Cheikh « Howeidi » et lui a dit : « Tu leur demandes de libérer Issa ou j’irai chez eux à la mairie et je ne reviendrai que si Issa est avec moi ! ».
Le Cheikh « Howeidi » est passé me chercher et nous sommes allés ensemble au bureau de tribus. Là-bas, ils ont pris des informations sur Issa et m’ont dit : « Le Cheikh « Howeidi » suivra l’affaire, il recevra Issa et vous le rendra. »
J’ai une ferme près de la ville de Raqqa, habitée par un Irakien, membre de l’État islamique appelé « Abu Zaid ». Celui-ci, dont le surnom était « le professeur », est titulaire d’un doctorat en jurisprudence islamique de l’université Al-Mustansiriya de Bagdad, en Irak. L’État islamique lui a délégué les prétendues affaires de litiges entre soldats « Mazalime Aljund ».
L’après-midi du jour même, je suis allé à la ferme et j’ai dit au prince Abu Zaid : « vous m’avez promis la sécurité et aujourd’hui ils m’ont pris mon seul fils ».
Le lendemain, je suis allé à la mairie et leur ai posé des questions sur Issa. Ils ont dit : « Nous vous jurons qu’il n’est pas chez nous ». Ensuite je suis allé au « Point 11 »[2], ils m’ont aussi dit : « Nous vous jurons qu’il n’est pas chez nous ». J’ai demandé à tous ceux que j’ai croisé, ils ont pris ces informations et m’ont promis que tout ira bien.
Une semaine plus tard, un jeune homme est venu me voir, dont je ne connaissais pas le nom.
Il est venu avec un message verbal de la part d’Issa disant qu’il allait bien et que le juge – un ressortissant égyptien – dont le nom est « Abdullah Al-Sharqi » – l’aimait bien et lui tapotait l’épaule en lui disant avec son accent égyptien : « tu vas bien ? ». Le jeune homme m’a dit : « jeudi ou vendredi, je reviendrai avec Issa ».
Plus tard, j’ai appris de sa femme, qui venait du village « Al-Raheyat »[3], que l’État islamique avait arrêté son mari et que ce dernier avait coopéré pour se venger de ceux qui lui avaient fait du mal. D’après sa femme, il a été tué d’une balle dans la tête au niveau du pont « Romanyatte ».
Une deuxième semaine s’est écoulée lorsque le jeune homme est venu avec un deuxième message de la part d’Issa, dans lequel il disait qu’il avait peur de ne pas pouvoir passer l’examen du baccalauréat. Nous lui avons donné des vêtements et des pyjamas à apporter à Issa.
J’ai aussi rencontré un prince jordanien qui m’a dit : « Ma famille est inquiète pour moi parce que je suis venu à leur insu, et j’ai constaté qu’il n’y a pas de califat, et on a brûlé mon passeport. Je vous jure que je chercherais votre fils, rassurez votre cœur ».
Le lendemain, il m’a demandé : « Votre fils porte-t-il des lunettes ? » J’ai dit « oui ». Il a dit : « Par Dieu, je l’ai vu avec un groupe de jeunes hommes accompagnés du père Paulo dans une prison secrète, mais nous ne nous sommes jamais vus, si l’État Islamique apprend, ils me tueront ».
Certains amis et proches se sont motivés et ont commencé à chercher Issa. Tous étaient positifs et promettaient de le retrouver. L’un d’eux m’a accompagné pour voir le chef des princes de la sécurité – connu sous le nom « d’Abu Anas Al-Iraqi » – un ancien officier de Saddam mutilé au visage. Il est aussi l’un des fondateurs du secteur sécuritaire de l’État islamique à Raqqa, ainsi que l’un des compagnons d’Abu Bakr Al-Baghdadi. Il m’a dit : « je connais votre fils et je vous connais. Nous avons dormi dans votre ferme une fois. Frère, je connais ton fils, il est vivant. Passez me voir dans trois jours et je vous dirai où est-ce qu’il est ». Ensuite il m’a annoncé : « Par trois fois nous nous apprêtions à vous arrêter, par trois fois les ordres ont changé au dernier moment ». « Des ordres de qui ? » ai-je répondu. « Je ne peux pas répondre » a-t-il dit. « Et pourquoi voulez-vous m’arrêter ? », a-t-il répliqué : « Car vous détestez l’État islamique ».
Je suis passé le voir, c’était un jeudi de la fin du Ramadan de l’année 2016, il m’a dit : « Issa est à Mossoul st c’est un trésor en informatique, ne me posez pas d’autres questions ».
Des rumeurs se sont répandus sur Issa et sur d’autres kidnappés. Une fois, ils ont dit qu’il s’était enfui avec trois autres personnes ; L’un d’eux est l’un de mes proches qui serait arrivé à Damas. Un autre aurait été noyé dans le canal d’irrigation à « Al-Sakoura »[4] et les agents de l’organisation l’ont jeté dans « Sept Bahrat »[5] et ont écrit sur sa poitrine : « lui, c’est un des chiens du « Thuwar Al-Raqqa ». Quant à Issa et Basil, ils ont fui vers « Ain Issa ».
Une nuit, alors que je dormais, le souvenir d’Issa a rejailli en moi et m’a fait crier : « Maman ! ». Puis il est reparti.
Durant les derniers jours du siège d’Al-Baghouz, l’État islamique a essayé de négocier avec les FDS afin de libérer le père Paulo et 43 jeunes militants détenus en échange de la sortie des princes de l’État islamique, sur le front de Al-Baghouz. Les informations ont été diffusées une fois par la chaîne « Al-Arabiya Al-Hadath ». Les princes sont en effet arrivés en Turquie. Les États-Unis ont alors proposé cinq millions de dollars pour celui qui fournirait des informations sur le père Paulo.
Tout au long de mes recherches sur Issa, les membres de l’État islamique me disaient parfois : « Votre fils est un journaliste ». Je leur répondais : « Montrez-moi une chaîne à laquelle il est attaché, ou un magazine ou un journal pour lequel il écrit. » Une autre fois, ils me disent qu’il est « laïque », alors je leur dis : « qu’est-ce que la laïcité ? ». Après quoi ils répondent : « Blasphème » à tout ce qui leur est inconnu en vociférant : « C’est de l’athéisme ».
Une troisième fois, ils me disent : « il a écrit sur les murs Daech et Bashar sont un ».
Une fois, mon invité à la ferme m’annonce : « O mon frère, nos frères au Levant ont refusé de nous livrer votre fils car ils le considèrent comme un trésor précieux à ne pas laissé-pour-compte ».
Une question à laquelle la Coalition internationale et « FDS » se doivent de répondre : où sont les détenus par l’État islamique qui étaient enfermés dans le sous-sol de l’hôpital pour enfants ? Où sont les prisonniers qui étaient détenus dans le reste des prisons de Raqqa ?
J’espère que les Américains ouvriront un dossier sur les détenus et sur tous ceux qui ont disparu de force en Syrie.
Quant à toi, mon fils, mon cœur et le cœur de ta mère seraient rassurés de savoir que tu vas bien. J’ai promis au Seigneur de lui offrir le reste de ma vie en échange de te voir, ne fût-ce que quelques minutes. Que Dieu soit sur toi où que tu sois.
الرقة 13 شباط 2020
Khalaf Al-Ghazi
Raqqa, 13 février 2020
[1] Al-Mashlib est un village situé à l’est de la ville de Raqqa. Aujourd’hui, il est urbanistiquement lié à la ville dont il compose l’une des banlieues.
[2] « Point 11 » est un siège de la sécurité et un centre d’investigation et de torture affilié à Daech. Il n’a pas d’emplacement fixe puisque sa localisation change en fonction des événements sur le terrain dans la ville de. Mais, au cours de la période mentionnée ici, c’est-à-dire au printemps 2014, l’emplacement du point 11 était un bâtiment de la Cour militaire situé dans le quartier « Haramiyya », dans la partie ouest de la ville de Raqqa
[3] Al-Rayhhat est un village situé à quelques kilomètres au nord-est de la ville de Raqqa.
[4] Al-Sakoura est un village situé à l’ouest de la ville de Raqqa.
[5] Les Septs Bahrat est une place dans la ville de Raqqa, aussi connue sous le nom de « Dawar Al-Naiim ». Durant la période de contrôle de Daech sur la ville, la place a été transformée en lieu d’exécution par décapitation. Une dizaine de personnes y ont été tuées pour divers prétextes. Elle a été également utilisée par FDS pour fêter l’annonce de la prise de contrôle de la ville de Raqqa suite à la retraite de Daech.