« Jeune brillant, de bon cœur et d’une forte sensibilité humaine, comme s’il était né pour cet époque… les mots me trahissent, je n’arrive pas à le décrire »
C’est avec ces mots que Faten Ajan commença à décrire son fils Abed Alkader Rateb Alhadad, kidnappé par ISIS depuis le 26 juin 2013. Abouda – comme sa mère aime l’appeler – est née à Damas le 1er Novembre 1992 à 11h du matin.Il n’était pas un jeune ordinaire parmi ses homologues, Abouda était même spécial, voire exceptionnel, car il faisait preuve d’une conscience politique prématurée et d’un grand sens de responsabilité, dès son plus jeune âge. Alors qu’il n’est âgé que d’un an et demi, il perd son père, Ratib Haddad qui était journaliste.Abouda a toujours aimé le rap. Il composait lui-même plusieurs chansons sur la société syrienne. Ses textes témoignent d’un sentiment profond d’appartenance et de solidarité vis-à-vis de son pays, bien avant le déclenchement de la révolution syrienne. Alors qu’il n’a que seize ans, il décrit dans l’une d’entre elles, « le pauvre » et « le riche ». Il fut contraint de se rendre à Beyrouth pour enregistrer ses chansons car les studios de Damas avaient refusé de le faire en raison de l’audace du message qu’elle portait.
« La richesse et la pauvreté font que l’on n’a plus le prix d’une tombe.
Que le pistonnage et le parrainage permettent d’avoir un château
Des gens travaillent comme des monstres, et ils n’arrivent même pas à avoir l’argent pour un paquet de cigarettes.
Des gens sont derrière leur bureau en train de voler des millions et ne paient que dalle ».
« Abouda » envisageait d’étudier le journalisme et ensuite aller travailler à Dubaï. Mais dans sa première jeunesse, il a décidé de rejoindre « le service militaire ». Son audace et sa capacité à prendre des décisions, alors qu’il était tout jeune, ont surpris sa mère qui le considérait comme « le père de famille », responsable, surtout depuis que le frère d’Abouda était parti travailler aux Émirats arabe-unis. Abouda était toute sa famille et sa vie. Il s’est imposé comme «le père de famille » avec de nobles qualités. Sa mère le considérait comme étant « de bon cœur », une personne directe, honnête, loyale, gentille et incroyablement généreuse. Abouda était un homme honorable, il incarnait le mot « honneur » dans toutes ses significations. Abouda était magnifiquement tendre.
Cela faisait un mois qu’il avait commencé « son service militaire » quand la révolution a commencé. Dès lors, sa vie changea progressivement. Au départ, bien que sa mère ait exprimé son soutien aux révolutionnaires et à leurs revendications, Abouda lui, resta silencieux. Il se montrait très hostile et énervé aux nouvelles communiquées par la chaîne « Aljazera » qui couvrait les événements de la révolution syrienne. Ces avis divergents entraînèrent des disputes et de la confusion dans la relation avec sa mère.Faten n’était pas au courant des activités de son fils. Elle souffrait qu’il ne soutienne pas la révolution syrienne : « il s’énervait énormément et avait peur à chaque fois qu’il me voyait regarder « Aljazera », il refusait que je suive ce qu’elle diffusait, ça me frustrait ! Moi, je voulais savoir s’il était du côté de la révolution syrienne. J’ai essayé d’interroger des amis à lui mais ils ne m’ont jamais donné une réponse claire. Ils répétaient toujours que Abouda est une personne formidable, ne t’inquiètes pas, Abouda nous équivaut tous en termes de valeur et morale ».
Cette période de confusion et de controverse entre Abouda et sa mère n’a pas duré longtemps. Il décida finalement de quitter l’armée et de rejoindre la résistance dans la campagne d’Idlib. Plus tard, sa mère avait découvert qu’il avait rejoint la révolution syrienne dès le premier jour, mais qu’il lui avait caché cette vérité de peur que son implication ne soit découverte tôt et qu’il soit assassiné étant donné le resserrement sécuritaire dans « l’armée syrienne ».Plus tard, sa mère apprit que, lors de son service militaire, son fils avait l’habitude d’aider les soldats accusés d’appartenance à la révolution par les services de sécurité de l’armée. Il les avertissait et les aidait à déserter l’armée avant qu’ils ne soient arrêtés.Quand elle apprit la désertion de son fils, Faten ressentit un mélange d’émotions contradictoires : d’un côté de la joie et de la fierté, d’un autre la peur de le perdre. Ce jour-là, il l’avait appelé pour lui dire à quel point il l’aimait et à quel point elle lui manquait. Il lui a demandé de lire une lettre qu’il avait laissé dans sa chambre dans laquelle il avait écrit ces mots :
« Dès le premier moment, j’étais avec toi. C’est grâce à toi que j’ai emprunté ce chemin, les gens qui t’entourent m’importent beaucoup, ce sont ma famille et mon peuple. Dès le premier jour, j’étais avec la révolution. Je craignais qu’on apprenne tôt mon affiliation, je craignais de me faire exécuter. Je t’aime et tu me manques, maman ».
Faten est partie en Turquie pour commencer son travail en tant que journaliste et directrice de la fondation « la famille syrienne » à Antakya, tandis qu’Abouda s’est rendu dans la région de « Jabal al-Zawiya » dans la campagne d’Idlib pour travailler en tant que photojournaliste. Ensuite, il s’est rendu à « Jabal al-Akrad » dans la campagne de Lattaquié, où il couvrait des massacres commis par « le régime syrien » lors d’une campagne sanglante contre les civils. Il n’avait jamais peur. Au contraire, il avait l’habitude de passer dans les médias avec sa véritable identité et son visage découvert. Il a perdu beaucoup de ses amis lors des bombardements par « le régime syrien ». Pour sa part, Abouda échappa plusieurs fois à la mort grâce à la chance, car sur le champ de bataille il se montrait très courageux et était souvent au-devant du danger.
A partir de 2013, Abouda travaille avec le centre « la société civile et démocratique » à Gaziantep en Turquie. En Juin de la même année, le centre délègue une mission à Abouda en Syrie. Quand il apprend la nouvelle, il va voir sa mère à Antakya. Ils décident de rejoindre ensemble la Syrie. Abouda se rend dans la campagne d’Idlib et Faten dans la campagne de Lattaquié pour y travailler. Ils s’étaient mis d’accord pour rentrer ensemble en Turquie, mais Faten rentrera sans son fils. Abouda fut capturé par Daesh au poste frontière d’Atama et, jusqu’à présent, on ne sait rien sur son sort.
Ce jour-là, Faten lui parle pour la dernière fois à 19h30 sur le réseau social « Facebook ». Abouda lui dit qu’il veut rentrer en Turquie car il souffre de ses maux de tête, et ses amis ne trouvent pas les bons médicaments pour le soigner en Syrie. Elle l’attend à Antakya jusqu’au matin. Elle ne peut pas fermer les yeux, même pendant quelques minutes, craignant que son fils ne rentre jamais chez lui. Dans la matinée, elle apprend par le centre de la Société Civile et démocratie que la trace d’Abouda a été perdue après son départ de Saraqib. Le troisième jour de sa disparition, le centre lui apprend qu’Abouda a été arrêté au checkpoint d’Atama et que son appareil photo et son ordinateur portable ont été confisqués.
Lorsque les habitants de Saraqib ont appris la nouvelle, ils se sont rendus jusqu’au tribunal de la Charia, appartenant à ISIS, afin de réclamer la libération d’Abouda et du chauffeur qui l’accompagnait. Ce dernier étant originaire de la ville. Le troisième jour, le chauffeur a été relâché alors que Abouda est toujours détenu dans les prisons de l’État islamique. Plus tard, le chauffeur racontera que pendant leur détention, il avait eu très peur et s’était effondré en pleurant, ce qui avait poussé Abouda à le calmer en disant : « Ne t’en fais pas. Mes amis ne vont pas nous laisser, ma mère et mes amis ne nous laisseront pas. On sortira au bout de quelques jours ».
Jusqu’à présent, plus de sept ans et demi se sont écoulés depuis l’enlèvement d’Abouda. La mère ne l’a pas déçu puisqu’elle a essayé tout ce qu’elle pouvait faire pour connaître son sort, mais en vain. Des nuits, des années et des jours ont passé et Abdel Alkader attend sa mère depuis.
« Je suis entrée en Syrie à plusieurs reprises, j’ai essayé de le rechercher et de conclure des accords. Beaucoup ont essayé de me faire du chantage et de me frauder, j’acceptais en espérant qu’ils soient honnêtes et me rendent mon Abouda. J’avais l’habitude de recevoir des nouvelles tous les jours. Je suis allée dans toutes les régions libérées par l’armée syrienne libre qui étaient auparavant occupées par l’Etat islamique. J’ai cherché dans les archives des martyrs qui avaient été tués par l’Etat islamique, je suis allée dans les prisons que ISIS utilisait ainsi que dans des centres que l’organisation utilisait pour former ses soldats. J’ai pu me mettre en contact avec beaucoup de ceux qui se disent princes de l’État islamique à travers diverses médiations, mais je n’ai trouvé aucune trace d’Abouda. Toute ma vie s’est dédiée à la recherche d’Abouda, mais je n’ai trouvé aucunes traces de lui ».
L’absence d’Abdul Qadir n’a pas été facile pour sa mère et a laissé de nombreuses cicatrices, blessures et douleurs. Cette disparition a bouleversé toute sa vie. Elle a consacré et consacre toujours tout son temps à sa recherche. Elle a même arrêté de travailler en tant que journaliste. Jusqu’à aujourd’hui, elle n’arrive plus à écrire, ni sur lui, ni dans son domaine du travail.Elle décrit le changement de sa vie en disant: « tout a changé, Abouda est tout dans ma vie, ma plume s’est cassée, mes doigts sont cassés, je n’arrive pas à écrire, j’en suis inccapable. Tout en moi s’est brisé. Abouda était l’univers entier pour moi et cet univers s’est perdu. Mon cœur s’est brisé, ma voix était forte… je n’ai plus de voix. Ma voix a disparu, elle est rauque sans force, la peur me gagne. Avant, je n’avais jamais peur, alors que maintenant j’ai peur d’écrire quoi que ce soit contre ISIS et le régime. J’aurais préféré qu’ils prennent ma vie, et qu’ils le libèrent lui ».
Aujourd’hui, Faten vit seule en tant que réfugiée en France, son cinquième exil après avoir quitté la Turquie en 2018. Elle attend toujours Abouda de son exil malgré le fort sentiment d’impuissance qui l’accompagne. Elle se sent incapable d’aider son fils. « Serait-il possible que tous ces défenseurs des droits de l’Homme, les puissances mondiales soient incapables de résoudre cette cause et aider nos enfants ?”, demande-elle.
Malgré « l’absurdité et le manque de professionnalisme » des organisations concernées par la question des détenus, Faten n’a pas perdu l’espoir et n’a pas arrêté de travailler pour cette cause. Aujourd’hui, elle est membre fondatrice de la «La coalition des familles des personnes enlevées par l’organisation de l’état Islamique – Da’esh». Elle travaille avec elles dans l’espoir de découvrir la vérité, de rendre justice et de juger les responsables.